Attica

21/09/2019 @ 19:30

Cinda Firestone

1974, États-Unis - 81min

« Vous préférez mourir comme un taureau dans l’arène ou un boeuf à l’abattoir » (Ernest Borgnine à Jim Brown dans Ice Station Zebra de John Sturges, 1968)
« Septembre 1971. Les détenus de la prison d’Attica (État de New York) se mutinent pour attirer l’attention sur les conditions de détention inhumaines et dégradantes dont ils sont victimes. Ils occupent les bâtiments, organisent une vie communautaire, retiennent prisonniers des otages. L’administration pénitentiaire feint de se prêter à une négociation, avec une malhonnêteté trop évidente pour que celle-ci aboutisse. Le gouverneur Rockfeller (1) donne alors le feu vert de la répression. Il y aura 43 morts et 200 blessés en quinze minutes, puis l’organisation systématique de tortures, d’atrocités dignes des Nazis, d’exécutions sommaires.
Ce film rassemble des documents de sources diverses : films antérieurs à la révolte sur les conditions de vie à la prison (télévision A.B.C.), films tournés à l’intérieur des bâtiments pendant la mutinerie (par deux cameramen noirs de la télévision de Buffalo), films tournés par la police pendant la tuerie (comme il est de règle aux U.S.A. pendant toute opération importante), enregistrements des auditions de la Commission McKay créée pour enquêter sur Attica (télévision N.E.T.), et enfin entretiens avec des détenus ayant vécu les événements, certains libérés depuis, d’autres encore internés – qu’on ne voit qu’en photos fixes (assurés par l’équipe de Cinda Firestone).
S’il ne s’agissait que de donner en spectacle, une fois de plus, la répression et ses atrocités, d’exciter la pitié, l’indignation et la colère devant des événements scandaleux, mais extrêmes et exceptionnels, ce film ne serait pas diffèrent de nombreux autres qui ont en commun leurs bonnes intentions humanistes/humanitaires et leur manque d’analyse. Or, au-delà de la simple dénonciation, il nous invite à nous interroger sur le fonctionnement de l’État moderne, et particulièrement sur la nature du pouvoir qui se dissimule (provisoirement) sous le masque démocratique.
Les concepts démocratie et fascisme sont délibérément mystificateurs, puisqu’il n’y a jamais passage de l’un à l’autre, comme nous le feraient croire certaines ruptures spectaculaires (coups d’état, putschs). Les sociétés « démocratiques » occidentales, bâties sur l’exploitation (économique même en prison, où le travail sous-payé des détenus alimente de considérables profits), ont une vocation fasciste, qu’elles cherchent à dissimuler par leur légalité formelle.
Il est intéressant, pour être édifié sur la vraie nature de ces démocraties, d’observer ce qui se passe dans les enclaves qu’elles ménagent à l’arbitraire : il y a les casernes, il y a les prisons, qu’on peut considérer comme des terrains d’entraînement permanent pour les méthodes dites fascistes, qui ne demandent qu’à élargir leur champ d’action. (…)

À quoi sert donc la légalité démocratique, puisqu’elle ne garantit aucune liberté ? À justifier les pires excès, au nom du maintien de l’ordre. Le concept d’ordre, motif avoué et officiel de toute instauration de régime fasciste, est un rouage essentiel de cette machine. Le pouvoir démocratique ne peut supporter que le peuple s’exprime (ce qui le remettrait en question) : sa police met fin, par la force, aux barricades, aux occupations d’usine, de facultés, de succursales bancaires, etc. A plus forte raison de prisons, et nous revenons à Attica, qui nous éclaire en détails sur la vraie nature (pré-fasciste) de la démocratie (modèle) américaine.(…).
Dans l’affaire d’Attica comme dans bien d’autres, l’inflation informative n’a empêché ni la manipulation de l’opinion publique (campagne calomniatrice de la presse contre les mutins), ni la sauvage répression (filmée en toute bonne conscience par des exécutants – comme les Nazis filmaient leurs camps de concentration), ni, enfin, le procès inique intenté aux révoltés par une machine judiciaire inexorable 5ils devaient être jugés à partir de fin mars à Buffalo). Notons au passage l’utilisation constante des otages : toujours sacrifiés, parfois épargnés, mais toujours utilisés à fin de manipulation (nous en connaissons, chez nous, assez d’exemples). Le libéralisme de l’information est bien un leurre : ne négligeons pas non plus les difficultés et les obstacles rencontrés par Cinda Firestone pour réunir ses documents. Son film n’est pas le produit naturel d’un paradis de l’information, mais un instrument de combat, et sa sortie, coïncidant avec le procès de l’affaire, tentera seulement d’infléchir une opinion publique massivement intoxiquée par la quasi-totalité des média » (Gérard Lenne, Écran n° 25, mai 1974)
« Attica n’est pas seulement un film bouleversant, un film utile, c’est un film exemplaire. Exemplaire, pour tous ceux qui veulent lutter par le moyen du cinéma. Il y a deux éléments exceptionnels dans ce film de Cinda Firestone : la richesse du matériau {la réalisatrice a su utiliser tout ce qui a été tourné sur l’événement) et la rigueur de la démonstration. Autrement dit, la force du matériau brut et la force de l’organisation de ce matériau : direct et montage. » (Serge Daney et Jean-René Huleu, Libération, 21 mars 1974)
(1) « Oswald (le directeur d ‘Attica), il est soutenu par Rockfeller, et Rockfeller par Nixon, ce sont tous des pantins, si vous ne voyez pas ça, vous êtes aveugles… » (un détenu dans Attica de Cinda Firestone)