Les salles de La Clef sont pleines d’histoires. Pendant 50 ans, des programmateur·ices, des exploitant·e·s, des spectateur·ices, des cinéastes et des associations y ont montré et découvert des films presque toujours engagés, souvent rares et quelquefois invisibles. Le bâtiment a aussi accueilli une pizzeria, des fêtes de famille, des cours de yoga et des ateliers de peinture – et plus récemment il nous a accueilli·e·s, nous, pendant deux ans et demi.
À présent que nous sommes hors les murs, nous essayons d’acheter La Clef.
Ce qui peut paraître vain à certains ou acharné à d’autres est une lutte pour une certaine idée du cinéma, du partage et du commun, et il nous paraissait important de revenir aujourd’hui, avec un peu de recul, sur les raisons qui nous ont poussé·e·s à nous porter acquéreurs du lieu.
À l’origine de l’occupation, il y a la volonté d’alerter sur la fermeture du dernier cinéma associatif de Paris. Ce sont les premières revendications : « Nous nous engageons à ne plus occuper le lieu dès que nous aurons la confirmation écrite et orale, et devant témoins journalistiques et juridiques, que ce cinéma restera un cinéma indépendant parisien, et un cinéma associatif avant toute chose. » Comme l’occupation s’installe dans le temps, le collectif doit s’organiser. Pour assurer chaque soir une séance différente à prix libre, il faut se relayer, donc transmettre : on apprend, les un·e·s des autres, à projeter, à programmer et à prendre soin du lieu. Il faut faire le ménage, imprimer les programmes, assurer la communication, gérer les stocks du bar… On crée des pôles pour se partager les tâches et on met en place des formations.
Petit à petit, d’occupant·e·s nous devenons usager·e·s.
Dès les premiers mois un petit groupe réfléchit, sans trop y croire alors, à une reprise du cinéma par le collectif. Un premier projet voit le jour, appelé “Le Laboratoire du cinéma associatif et indépendant”. Il combine déjà à l’époque des activités de diffusion et de création autour d’un lieu de rencontre : la salle polyvalente, transformée en bar associatif dès les premières semaines de l’occupation.
Après le premier confinement, les réflexions reprennent. Comment pérenniser des actions nées dans (et grâce à) l’illégalité ? Comment trouver l’équilibre économique avec une programmation collective à prix libre ? Nous rencontrons le cinéma Nova, à Bruxelles, qui fonctionne en autogestion depuis quinze ans, l’Univers de Lille, le Vidéodrome de Marseille mais aussi des salles en Allemagne (B-Movie), en Angleterre (Star and Shadow), aux Pays-Bas (Filmhuis Cavia)… Ce tour d’horizon nous passionne et nous encourage : si de tels cinémas existent ailleurs, pourquoi pas à Paris ?
Tous les lieux qui nous inspirent ont un point commun : peu ou pas de loyer. On comprend vite qu’il sera impossible de conserver notre modèle de cinéma autogéré si l’on reste dépendants d’un propriétaire privé, dans l’un des quartiers les plus chers de Paris. On écarte aussi l’hypothèse de la propriété publique : la Ville pratique certes des loyers modiques, mais les conventions d’occupation sont révocables à tout moment, au gré d’un changement de politique ou si nos actions déplaisent.
C’est à ce moment-là que germe l’idée folle d’acheter La Clef nous-mêmes.
Mais cela ne va pas non plus sans interrogations : dans quelles conditions un collectif dont une partie se revendique des milieux squat peut-il envisager de devenir propriétaire, et comment garantir par ce biais la pérennité et l’indépendance du cinéma ?
Comme à chaque étape de l’occupation, nous nous tournons vers des collectifs qui ont déjà réfléchi à ces questions, en particulier ceux qui ont travaillé à la mise en commun des terres dans le sillage de la ZAD. La Foncière Antidote, notamment, nous met sur la piste de la “propriété d’usage”. Selon ce modèle, les droits de propriété de La Clef seraient partagés entre tous·tes celleux qui prennent soin du lieu : le cinéma deviendrait un bien commun, que personne ne pourrait plus s’approprier. La difficulté, c’est que la propriété d’usage n’existe pas dans le droit français ; on peut seulement tenter de l’approcher en pratique, en adaptant les outils du droit privé.
La notion de propriété a trois attributs : l’usus, le fructus et l’abusus. L’usus est le droit d’user d’une chose ; si on prend, comme Antidote, l’exemple d’un arbre, c’est le droit de faire une sieste à l’ombre de son feuillage. Le fructus est le droit de tirer profit de la chose : manger ou vendre les fruits de l’arbre. Et l’abusus, c’est le droit de disposer de la chose, et même de la détruire : couper l’arbre. Pour nous assurer que La Clef reste un cinéma de façon pérenne, nous devons donc neutraliser l’abusus. Dans le cas d’un bien immobilier, cela signifie le sortir du marché afin qu’il ne puisse plus être vendu.
Comment procéder ?
D’abord, il faut séparer la propriété des murs de leur usage. Pour ce faire, on utilise un montage juridique : les titres de propriété de La Clef seront acquis par un fonds de dotation, qui confiera ensuite l’usage du lieu à une association à travers un bail emphytéotique. C’est un bail de longue durée, à loyer modique, qui confère au locataire un droit réel sur le bien. L’association aurait ainsi tous les droits d’un propriétaire (l’usus et le fructus), à l’exception du droit de revente (l’abusus), qui reste entre les mains du fonds de dotation.
Ensuite, on rédige les statuts de notre fonds de dotation, Cinéma Revival, de façon à rendre presque impossible l’exercice de ce droit. Un fonds de dotation, c’est un organisme de mécénat destiné à réaliser une mission d’intérêt général. Il permet notamment l’acquisition de terres et de bâtis de manière collective, sans système de parts ni d’actions. Il ne prévoit aucun dividende aux donateurs, hormis les avantages fiscaux liés aux dons. Cela signifie que le projet ne peut être fragilisé par des personnes voulant récupérer leurs parts, et que le pouvoir n’est d’aucune manière lié aux sommes apportées. Les mécènes, si riches soient-ils, ne peuvent donc pas imposer la revente du lieu ; la décision appartient aux seuls administrateurs du fonds.
Dans Cinéma Revival, il y a deux collèges d’administrateurs. Le premier est celui des usagers, c’est-à-dire des membres du collectif occupant La Clef. Le second est composé de professionnels, toustes choisi·e·s pour leur volonté de défendre notre modèle de cinéma : une cinéaste (Céline Sciamma), un exploitant de cinéma indépendant (Jean-Marc Zekri), un représentant du cinéma autogéré Nova (Laurent Tenzer) et un spécialiste de la propriété d’usage (Eric Arrivé). La revente d’un bâtiment n’est possible que si la majorité des usagers et la majorité des professionnels y sont favorables : une situation quasi impossible. Et en aucun cas cette hypothétique revente ne pourrait générer de profit ; les statuts de Cinéma Revival interdisent toute spéculation.
Ils précisent en outre que l’association usagère doit mettre en œuvre une programmation collective, valoriser des œuvres peu diffusées, pratiquer des tarifs solidaires et promouvoir la transmission des savoirs au sein d’une organisation horizontale. Tant qu’elle respecte ces grands principes, elle est entièrement libre de sa programmation !
Grâce à ce montage, La Clef restera un cinéma autogéré et indépendant, et pour longtemps.
En octobre 2020, Cinéma Revival lance son premier appel à dons.
Au début, on n’y croit pas vraiment. À l’époque, le collectif mène de front une bataille juridique avec le propriétaire et une bataille médiatique avec le Groupe SOS, mastodonte de l’économie dite « sociale et solidaire », intéressé par le bâtiment pour sa valeur symbolique et immobilière. La création de Cinéma Revival sert d’abord à damer le pion au groupe SOS – nous sommes encore loin d’imaginer que trois ans plus tard, en avril 2023, nous signerons effectivement un compromis de vente avec le propriétaire.
Le Groupe SOS patiente plus d’un an, et retire finalement son offre d’achat le jour de notre expulsion par les CRS, après deux ans et demi d’occupation et cinq semaines de portes ouvertes en continu. Cinq semaines durant lesquelles nous invitons cinéastes, artistes, penseurs, spectateur·ices, bénévoles, riverain·e·s, etc. à prendre la parole chaque soir lors d’une tribune qui pose simplement la question : pourquoi faut-il sauver la Clef ?
La réponse tient dans l’accueil de la délégation zapatiste et de séances en soutien à Beyrouth, les salles combles dès 6h du matin pour découvrir un film choisi par Gisèle Vienne et Adèle Haenel, la venue d’Alain Cavalier qui dort dans un coin du cinéma, ou celle de Leos Carax qui traverse une foule si dense qu’on a peur pour lui, les spectateur·ices assemblé·e·s dans la rue pendant les projections en plein air du confinement, l’assemblée des danseurs de l’Opéra de Paris pendant le mouvement contre la réforme des retraites, le concert des étudiants du conservatoire de jazz de Paris, etc. Elle tient aux centaines de personnes qui se pressent dans les salles de La Clef, à tous ces ami·e·s, riverain·e·s, étudiant·e·s, professionnel·le·s du cinéma et militant·e·s qui sont venu.e.s partager un film, un café ou une bière, sont passé·e·s derrière le bar ou en cuisine, nous ont proposé des films et sont venu.e.s les présenter, ont fait la vaisselle ou le ménage pour nous aider à tenir bon.
Si nous nous battons encore, aujourd’hui, pour acheter la Clef, c’est pour rendre cet espace de liberté à chacun et chacune, pour que d’autres que nous puissent apprendre, transmettre et inventer. C’est parce que nous croyons qu’il est nécessaire que de tels lieux existent et qu’ils existent au cœur de la ville, accessibles et ouverts. Parce que nous croyons aussi que les films sont sources d’échanges et de débats, et qu’ils ne sont jamais si bien partagés qu’en salle.
Ce qui n’était encore qu’un beau rêve il y a deux ans est tout près d’aboutir. Mais rien n’est encore gagné – chaque étape de ce rachat est une lutte, une montagne à gravir, et la dernière ligne droite n’est pas la plus simple.
N’empêche, on tient bon, et c’est grâce à vous.
Merci – et à bientôt, on l’espère !
QUELQUES CLÉS POUR…
mieux comprendre la propriété d’usage :
lafonciereantidote.org, rubrique « Inspirer »
radio Galoche, émission « Despéculer ! »
manifeste de la Cantine collective Kali
découvrir des cinémas alternatifs :
membres du réseau européen Kino Climates
en savoir plus sur notre projet de reprise,
et faire un don : retour.laclefrevival.org
nous avons jusqu’au 29 mars
pour réunir la somme nécessaire !